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L’occupation américaine d’Haïti. Ses conséquences morales et économiques.

Table des matières


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Le 28 Juillet 1915, des troupes de l’infanterie de marine des États-Unis de l’Amérique du Nord débarquèrent à Port-au-Prince du croiseur  « Washington »  et leur  chef,  le contre-amiral Caperton, prit possession de la République d’Haïti au nom du Gouvernement américain. Il y aura bientôt quatorze ans que cette occupation militaire dure. Chaque jour, elle s’étend et se fortifie davantage par une « occupation civile » ; dont le but évident est de détruire ou d’absorber toutes les forces morales et économiques de la nation haïtienne.

Les Américains n’avaient, pour intervenir en Haïti, aucun de ces motifs ou même de ces prétextes par lesquels les internationalistes essaient parfois de justifier l’immixtion d’un État dans les affaires d’un autre. Aucune insulte n’avait été faite au drapeau étoilé. Aucun citoyen américain n’avait été molesté dans sa personne ou lésé dans ses biens. Pas de dettes contractuelles envers l’Union Américaine, dont le gouvernement haïtien aurait, de mauvaise foi, refusé l’acquittement. Même dans ce dernier cas, l’action des États-Unis n’aurait pas été justifiée, car c’est en partie sous leur inspiration que la Conférence de la Haye de 1907 a décidé qu’en principe « les États ne recouraient pas à la force pour obliger un Gouvernement à acquitter les lettres contractuelles réclamées par des particuliers, sauf si ce Gouvernement refusait tout arbitrage ou l’exécution d’une sentence arbitraire ». Haïti n’avait eu rien à refuser de ce genre.

En 1915, la République haïtienne était uniquement débitrice de la France. Voici quelle était la situation de sa dette extérieure au 28 Juillet de cette année : 1er emprunt 1875, – coupons au ler Juillet 1915 et amortissements avaient été payés ; 2eme emprunt 1896, – les intérêts au 30 Juin 1915 avaient été versés aux porteurs ; l’amortissement au 30 Décembre 1914 avait été retardé à cause des difficultés créées par la guerre ; 3eme  emprunt 1910, – intérêts et amortissement avaient été payés jusqu’au 15 Mai 1915.

Haïti avait été l’un des rares pays à ne pas décréter le moratorium, ayant toujours, malgré les pires embarras financiers, considéré comme une obligation sacrée de faire honneur à sa signature. Ce furent les Américains qui, dès leur intervention, suspendirent le service de la dette extérieure haïtienne. Quand ils le reprirent en 1919, le Conseiller financier américain avait à sa disposition trois millions de dollars; il effectua à cette occasion, sur la place de New-York et par l’entremise de la National City Bank, une opération qui, suivant un mémoire officiel du 19 Août 1920 adressé par le Gouvernement haïtien au Département d’État, se traduisit pour Haïti par une perte de plusieurs millions de francs. [1] Quant à la dette intérieure, dont les titres appartenaient en majorité aux Haïtiens, les Américains mirent une farouche énergie à en retarder le paiement malgré les appels pressants du Gouvernement d’Haïti.

Au regard du droit international, il n’y a pas d’États grands ou petits. Tous, pourvu qu’ils aient la plénitude de souveraineté, jouissent des mêmes droits et ont, les uns envers les autres, les mêmes obligations. C’est le principe de l’égalité juridique des États, consacré par les Conférences de la Haye de 1899 et de 1907 et reconnu comme le fondement essentiel des relations entre nations indépendantes par l’Institut Américain de Droit International, à sa session de 1916 à Washington. Ce principe a été confirmé par de nombreuses décisions de la Cour Supérieure des États-Unis. « Aucun principe de droit général – dit le Chief Justice Marshall – n’est plus universellement reconnu que la parfaite égalité des nations… Il résulte de cette égalité qu’aucun État ne peut justement imposer sa loi à un autre ».

Ayant cité cette opinion du Chief Justice Marshall et la déclaration des droits et devoirs des nations adoptée à Washington par l’Institut Américain de Droit International, le Secrétaire d’État Charles Evans Hughes disait, dans son discours du 30 Novembre 1923 devant l’Académie Américaine des sciences politiques et sociales : « il n’y a pas de doute que cette déclaration comporte les principes essentiels de la politique des États-Unis vis-à-vis des républiques de l’Amérique Latine. Quand nous avons reconnu ces républiques comme membres de la famille des nations, nous avons en même temps reconnu leurs droits et leurs obligations comme ils ont été définis par nos hommes d’État, nos juristes et par notre Cour Suprême. Nous n’avons pas cherché, en nous opposant à l’intervention des puissances non-américaines, à établir nous-mêmes un protectorat ou notre dictature sur ces républiques. Une telle prétention, non seulement ne se trouve pas dans la doctrine de Monroe, mais serait en opposition avec notre politique fondamentale positive ». [2]

J’ai trop le respect de l’homme d’État, à qui le suffrage des Nations a récemment attribué un siège à la Cour Permanente de Justice Internationale pour que je me permette de taxer de mensonge ou d’hypocrisie les paroles qu’on vient de lire. Mais qu’est-ce que l’intervention armée des États-Unis en Haïti, en dehors de tout motif de droit international et sans existence d’un état de guerre entre les deux pays, sinon une violation criminelle du principe de l’égalité des nations ? Qu’est-ce que le régime établi en Haïti depuis 1915 par les Américains, sinon le protectorat ou, plus justement, la dictature des États-Unis sur la République haïtienne ?


Haïti a droit à l’égalité complète avec les autres États du monde et à la pleine autonomie reconnue aux puissances souveraines. Sans l’assistance d’aucun peuple et par le sang de ses seuls enfants, elle a conquis son indépendance et l’a, par surcroît, payée de l’or de son travail en acceptant de verser une indemnité de 60 millions de francs aux anciens colons de St-Domingue. Ne devant rien à personne, elle a aidé les autres à s’affranchir de la tutelle étrangère : ses fils combattirent à Savannah pour l’indépendance américaine ; sa victoire de 1804 consolida la puissance des États-Unis en détruisant l’armée que Napoléon destinait au maintien et au développement d’un empire colonial français dans la Louisiane. Elle a contribué à l’émancipation politique des colonies espagnoles d’Amérique en secourant Bolivar fugitif. Elle a assisté les Dominicains dans leurs luttes contre l’Espagne.

Haïti, autonome depuis le 1er Janvier 1804, a été reconnu officiellement comme État indépendant et souverain, d’abord par la France en 1825 et ensuite par toutes les autres puissances du monde. Elle est liée par des traités et conventions avec les principales nations d’Europe, d’Amérique et d’Asie. Elle a participé, à égalité parfaite avec les autres États, à toutes les grandes conférences internationales. Elle a la plénitude du droit de légation. Elle a ses représentants à la Cour Permanente d’Arbitrage de la Haye. Elle est signataire du Traité de Versailles et membrE originaire de la Société des Nations, où elle siège avec honneur et où sa voix, dans les assemblées plénières, compte autant que celle de la Grande Bretagne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie ou du Japon.

De quel droit les États-Unis ont-ils donc, suivant le propre aveu de l’amiral Caperton, [3] « effectué une intervention militaire » dans le affaires de la République d’Haïti indépendante et souveraine ?

Ne pouvant donner aucune justification juridique de cette violation flagrante des règles de la justice internationale, les Américains ont prétendu que leur intervention en Haïti avait été faite au nom de l’humanité. Nous ne sommes point dupes de ces grands mots sous lesquels se dissimulent les ambitions et les convoitises les plus sordides. Des actes horribles : grèves sanglantes, massacres politiques, expulsions en masse, lynchages, se sont produits et se produisent encore dans les Balkans, en Russie, en Chine, – aux États-Unis même – sans que le gouvernement américain s’en émeuve le moins du monde. Les écrivains yanquis racontent avec des cris d’horreur la mort brutale de Vilbrun Guillaume : cela seul leur paraîtrait justifier l’intervention des États-Unis dans les affaires intérieures d’Haïti. Ne savent-ils donc pas ce qui se passe chez eux ? Tout récemment, dans une petite ville du Sud des États-Unis, un jeune nègre accusé d’on ne sait quel méfait fut tiré de sa prison, brûlé vif sur la place publique, pendant que la foule, ivre de joie homicide, tournait autour du bûcher en ponctuant ses chants de victoire de coups de revolver tirés sur le cadavre en flammes. Il ne viendra à  l’esprit d’aucun Américain qu’un tel acte de barbarie puisse donner au Japon le droit de débarquer des troupes à San-Francisco et d’imposer sa loi aux États-Unis… au nom de l’humanité. C’est ce qu’ont pourtant fait en Haïti les Américains. Et la leçon d’humanité qu’ils nous ont apportée a été si éclatante que dans les quatre premières années seulement d’occupation ils ont massacré, parfois au milieu de supplices atroces, 3.500 paysans haïtiens, – chiffre qui dépasse probablement le nombre des victimes de toutes les révolutions haïtiennes mises ensemble. [4]

De ces révolutions d’ailleurs on a grandement exagéré le nombre et l’importance. Le Portugal a eu, en seize ans, dix huit révolutions. On renonce à compter celles dont la Grèce s’est payé le luxe dans ces derniers temps. Aucune puissance n’a encore pensé à aller mettre de l’ordre dans la maison hellénique ou dans le foyer portugais. Invoquant au bénéfice des États-Unis un droit supérieur à celui de toutes les autres nations, M. Hughes, parlant en novembre 1923 devant l’American Bar Association, a donné comme raison principale de l’intervention de 1915 les troubles révolutionnaires qui ont trop souvent bouleversé la république haïtienne. C’est là une explication – menaçante et dangereuse pour les pays de l’Amérique latine, surtout pour les plus faibles d’entre eux. Elle s’oppose tout au moins à la ferme réponse que fit M. Wilson aux « requins » du pétrole qui le pressaient d’aller au Mexique : « ce n’est point mon affaire de savoir combien de temps les Mexicains prendront pour fixer leur mode de gouvernement. Le Mexique est leur bien. Leur gouvernement leur appartient. Est-ce que les nations européennes n’ont pas pris autant de temps qu’il leur a fallu et répandu autant de sang qu’il leur a plu en réglant leurs propres affaires ? Et devons-nous contester le même droit au Mexique, parce qu’il est faible ? » [5]

Le Mexique est sans doute un État faible en comparaison des États-Unis. Mais c’est aussi un vaste guêpier, où l’on ne s’aventure pas sans danger. Et voilà pourquoi très prudemment on reste on the border, tandis qu’on peut tout se permettre en Haïti où aucune résistance sérieuse n’est à craindre.

Nul ne déplore plus que moi les « révolutions » qui ont trop fréquemment troublé la vie économique du peuple haïtien et retardé son évolution sociale. Mais l’histoire d’Haïti montre qu’elles furent souvent provoquées par le despotisme des gouvernements. Révoltes de l’instinct de justice, manifestations de l’esprit de liberté, elles ont été parfois des étapes douloureuses sur la voie du progrès social. Beaucoup de ces soi-disant « révolutions » ont été d’ailleurs de simples mutineries ou insurrections, qui n’ont même pas eu la gravité d’une grève à Chicago ou de certains lynchages de l’Alabama. Quelques-unes ne donnèrent lieu à aucune effusion de sang. Certes, elles sont toutes regrettables, mais il faut reconnaitre qu’aucune d’entre elles n’a jamais risqué de légitimer l’intervention armée en Haïti d’une puissance européenne ou asiatique – ce qui eût pu donner prétexte à l’application de la doctrine de Monroe.

La petite Haïti a plusieurs fois, dans le cours de son histoire, subi les brutalités des grandes puissances européennes. Le 6 Juillet 1861, l’amiral Rubalcava vint, au nom de l’Espagne, menacer Port-au-Prince de ses canons et extorqua du gouvernement haïtien une forte indemnité pécuniaire pour punir Haïti d’avoir donné son aide fraternelle aux patriotes dominicains combattant pour leur indépendance. Le 11 Juin 1872, le capitaine allemand Batch infligea le plus sanglant affront au drapeau haïtien et obligea Haïti à lui payer une forte indemnité pour la punir d’avoir manifesté ses sympathies à la France pendant la guerre de 1871. Le 6 Décembre 1897, le commandant allemand Thiele insulta le peuple haïtien et lui ravit, au nom de l’Empereur, 20.000 dollars, parce qu’un sujet allemand, ayant battu un gendarme haïtien, avait été justement condamné par le tribunal de paix de Port-au-Prince…

Dans tous ces cas, où le droit et la justice étaient pleinement du côté d’Haïti, les États-Unis ne bronchèrent pas ; ils abandonnèrent le peuple haïtien aux violences des puissances européennes. Mais, en 1915, en un temps où presque toute l’Europe était engagée dans la grande guerre, les États-Unis vinrent occuper Haïti. Et M. Lansing, Secrétaire d’État osa écrire au Comité des relations extérieures du Sénat américain que cette mesure avait été prise pour « prévenir l’occupation d’Haïti par [22] une puissance européenne ». Quelle pouvait être cette puissance redoutable ? La République d’Andorre sans doute puisque la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la Russie, étaient trop occupées à se battre entre elles pour penser » sans aucune raison d’ailleurs – à une action armée contre Haïti.

À la vérité – comme l’a montré avec force convaincante l’écrivain américain James Weldon Johnson dans une série d’articles documentés que The Nation a publiés en 1921 ; comme le prouve avec évidence l’histoire de l’occupation civile d’Haïti de 1915 à aujourd’hui – l’intervention des États-Unis dans la République haïtienne n’a été inspirée que par des intérêts financiers particuliers ; c’est pour permettre à quelques Américains de disposer à leur guide du trésor haïtien et de satisfaire leur instinct de domination que l’occupation militaire d’Haïti a été faite et qu’elle est maintenue. Tout le reste est mensonge…

Le Gouvernement de M. Wilson, ayant ainsi pris possession de la République d’Haïti, voulut légaliser cette situation. Et, à cet effet, il imposa au peuple haïtien la Convention de Septembre 1915. À la séance de la Chambre des communes où cette convention fut votée, un jeune député, le docteur Raymond Cabèche, représentant la ville des Gonaïves, [6] se leva et prononça ces paroles.

« Au nom de l’humanité, le Gouvernement des États-Unis – suivant les déclarations de ses agents – a opéré dans notre pays une intervention armée. Et il nous a présenté, à la pointe des baïonnettes et avec l’appui des canons de ses croiseurs, une convention que, du haut de son impérialisme, il nous invite à ratifier. Qu’est-ce que cette convention ? C’est un protectorat imposé à Haïti par M. Wilson -le même Wilson qui disait dans un discours à [24] Mobile, en faisant allusion aux républiques-sœurs de l’Amérique latine : « nous ne pourrons être leurs intimes amis qu’en les traitant comme des  égales ». Et voici qu’il prétend maintenant mettre Haïti sous le protectorat des États-Unis ! Pour combien de temps ? Dieu seul le sait, quand on envisage les conditions auxquelles sont subordonnés le retrait   des troupes d’occupation et le renouvèlement de cet instrument de honte. [7] Je ne suis pas du tout partisan d’une république fermée. Je ne pense point que l’isolement soit un facteur de progrès pour une nation. Je ne crois nullement que le principe du patriotisme réside dans la haine de l’étranger et dans le refus d’accepter toute  aide étrangère  même quand  elle est sincère. Mais je ne crois pas non plus que ce soit une chose honorable de sacrifier, contraint [25] ou non, la dignité de sa patrie. De la sacrifier pour assurer quoi ? L‘ordre dans la honte ; la prospérité dans les chaînes dorées ? La prospérité, nous l’aurons, peut-être. Les chaînes, nous les aurons, sûrement.

Par cette convention nous décrétons pour le peuple haïtien la servitude morale au lieu de l’esclavage physique qu’on n’ose plus rétablir. Elle compromet les droits de la nation. La Chambre, en le votant, a pris une grave responsabilité. Je ne veux pas partager avec elle une telle responsabilité ! Quand le peuple gémira dans les chaînes qui viennent de lui être forgées, quand les générations futures maudiront la mémoire des auteurs de leur infortune, je ne veux pas que l’on dise que j’ai été l’un de ceux-là. Je ne permettrai pas que mon nom apparaisse au bas du procès-verbal de cette séance où a été opérée la vente de tout un peuple par quelques-uns de ses membres. Je remets ma démission de député de la 28eme  Législature en criant une dernière fois : je proteste, au nom du Peuple Haïtien, au nom de [26] ses droits, de sa souveraineté, de son indépendance, contre le projet de convention américano-haïtienne. »

Ayant ainsi parlé, le député Cabèche arracha de la boutonnière de son veston sa cocarde de représentant du peuple, la lança au milieu de l’assemblée et quitta la Chambre. Cabèche n’était pas un politicien. C’était un jeune docteur, qui avait fait ses études médicales aux États-Unis et les avait parachevées en France. Pour avoir longtemps vécu parmi les Américains, il connaissait la force de leur préjugé et savait combien allaient atrocement souffrir, sous la botte américaine, les noirs haïtiens trop confiants. Il mourut peu de temps après le vote de la convention ; le coup porté à l’honneur de son pays lui avait brisé le cœur. Il ne vécut pas assez pour voir s’accomplir sa prophétie. Car ses paroles furent vraiment prophétiques.

Beaucoup de ceux qui votèrent la convention étaient sincères.   Fatigués de la guerre civile et des despotismes gouvernementaux,  désireux de voir le pays développer ses ressources matérielles et ses forces morales, convaincus que la condition indispensable du progrès social est l’ordre dans la liberté et qu’une telle condition ne peut se réaliser que par l’établissement d’un gouvernement réellement démocratique, ils crurent dans les promesses de paix, de liberté, de prospérité, que Wilson et ses agents leur apportaient. Voici les paroles captieuses que le Département d’État leur avait fait entendre : « les États-Unis n’ont d’autre projet en vue que d’assurer, établir et aider à maintenir l’indépendance haïtienne et le rétablissement d’un stable et solide gouvernement par le peuple haïtien. Toute assistance sera donnée au peuple haïtien dans ses efforts pour atteindre ces buts. C’est notre intention de ne garder des forces américaines en Haïti que seulement le [28] temps nécessaire pour cet objet ». [8] Et le préambule de la Convention promettait la paix et la prospérité pour Haïti. Hélas ! Cabèche seul avait vu juste.

Haïti n’a pas la paix.

La paix, la vraie paix, ce n’est l’ordre matériel imposé par la force des baïonnettes : c’est l’assentiment des consciences et l’accord des esprits obtenus par la pratique loyale de la liberté, par le culte de la justice et le respect des droits de l’individu et de la nation.

Nous avons « l’ordre dans la honte », suivant l’énergique expression du député patriote Cabèche : nous n’avons pas la paix, parce que la haine et la révolte sont dans tous les cœurs. Les Américains savent très bien qu’ils ont contribué – intentionnellement sans doute – à augmenter l’anarchie morale du peuple haïtien : ils disent eux-mêmes que la guerre civile recommencerait dans le pays dès qu’il l’aurait quitté. C’est là un aveu concluant que, durant quatorze années, ils n’ont rien fait pour assurer cette paix en « maintenant l’indépendance haïtienne » et en « aidant le peuple haïtien à établir un gouvernement stable et ferme ».

Il n’y aura pas de paix en Haïti tant que l’indépendance haïtienne n’aura pas été rétablie et tant que le peuple haïtien n’aura pas librement reconstitué son gouvernement.

Haïti n’a pas la liberté.

Dans les États démocratiques, tout pouvoir vient du peuple, c’est-à-dire des suffrages de la nation. Aucun pays n’a porté plus haut que les États-Unis le respect de ce principe fondamental de la démocratie. Pour un idéaliste comme Whittier le vote ne symbolisait-il pas « le suprême triomphe du peuple sur le privilège » ? Pensant sans doute aux vers que cet enthousiaste Quaker adressait au 33eme  Congrès, M. Coolidge a écrit lui-même : « la démocratie n’est pas un démenti au droit divin des rois, mais elle lui ajoute le droit divin de tous les hommes ». Le mysticisme qu’impliquent ces paroles fera sans doute sourire ; on ne peut cependant refuser d’en reconnaître la grandeur. Or, ce « droit divin », les Américains l’ont brisé entre nos mains. La démocratie haïtienne était encore imparfaite, mais vivante et certainement viable ; ils l’ont complètement tuée. Ils ont en effet dissous deux fois les Chambres Législatives. Ils ont supprimé l’exercice du droit de vote. Le peuple haïtien [31] n’a plus aucune participation au gouvernement de son pays ni aucun contrôle de ses propres affaires.

Dans les pays démocratiques, la loi est l’expression de la volonté nationale. « Toute loi, disait Lamennais, à laquelle le peuple n’a point concouru, qui n’émane point de lui, est nulle de soi ». La loi aujourd’hui en Haïti est la volonté du Haut Commissaire Américain, enregistré par les native pup-pets ». [9]

Dans les pays démocratiques, l’impôt est une contribution aux charges publiques que les citoyens ne peuvent être obligés de payer que si ses représentants élus l’ont discutée, reconnue nécessaire et votée. « No taxation without représentation. » C’est pour le respect de ce principe que les Colonies se séparèrent de la Grande Bretagne et constituèrent les États-Unis de l’Amérique du Nord. Les premières protestations contre l’Angleterre vinrent en effet de la loi du timbre de 1765. À l’assemblée de Virginie, le représentant Patrick Henry prononça la phrase fameuse : « give me liberty ou give me death ». C’est pour réclamer le respect de ce principe que des citoyens se firent massacrer à Boston en 1770 et que le « premier sang de la Révolution » coula en 1771 à Alamance, dans la Caroline du Sud. Et c’est pour l’affirmation suprême de ce principe que se réunit à Philadelphie, le 5 Septembre 1774, le « Premier Congrès Continental », qui approuva la résistance de Massachussetts aux demandes d’un gouvernement arbitraire, somma l’Angleterre de révoquer les [33] lois despotiques qu’elle avait imposées aux Colonies et fit appel à la force pour s’opposer à la force mise au service de la tyrannie. Or, voici la situation que les descendants de Patrick Henry ont créée en Haïti : les Haïtiens paient des taxes qu’il ne leur est pas permis de discuter. Le conseiller financier-receveur général de douanes – un citoyen américain venu de la Louisiane ou de l’Alabama – crée des impôts, fait et défait le tarif douanier, accable les commerçants et les industriels sous le poids des amendes : sa volonté fait loi. Il perçoit et dépense à sa fantaisie et sans aucun contrôle du peuple haïtien l’argent du peuple haïtien ; les décisions des tribunaux haïtiens n’ont pour lui aucune importance et il considère comme des chiffons de papier les arrêts de la Cour de Cassation de la République. Le Conseiller financier américain est dictateur et maître des destinées de la Nation haïtienne. De qui tient-il donc ces pouvoirs extraordinaires – pouvoirs que personne ne possède dans aucun pays civilisé ? Du Président des États-Unis, souverain absolu de [34] la République d’Haïti par la grâce du vieux Gott allemand, -le Dieu de la Guerre.

Dans les pays démocratiques, la liberté de la presse est considérée comme la première des libertés cardinales, « parce qu’il n’y a pas de démocratie sans contrôle de l’opinion publique et qu’il n’y a pas de contrôle de l’opinion publique sans liberté de la presse ». Les Américains ont détruit en Haïti ou permis que fut détruite celte liberté reconnue comme indispensable à toute démocratie. Car ils ont approuvé une loi de 1922 qui supprime en fait la liberté d’opinion, puisqu’elle permet la prison préventive pour délits de presse et refuse aux journalistes le privilège de l’habeas corpus qui, suivant la Constitution des États-Unis (Section 9, par 2), ne peut-être suspendu que si lai sécurité nationale le requiert en cas d’invasion étrangère et de rébellion. [10]

Si la liberté est le fondement de la démocratie, la justice en est la garantie la plus sérieuse : c’est sur elle que repose l’ordre moral et c’est elle qui assure le respect des conventions particulières dont l’ensemble forme la vie sociale. Pour que la justice puisse jouer un tel rôle dans la société, il faut qu’elle soit indépendante. Dans tous les pays civilisés, on a toujours recherché le meilleur moyen d’obtenir cette indépendance de la justice. En France, on a établi l’inamovibilité des juges. Aux États-Unis, les juges sont élus par le peuple, et c’est le peuple qui, les jugeant à son tour à chaque élection, les révoque ou les maintient en fonctions. Haïti avait adopté le système français. Les Américains ont aboli l’inamovibilité des juges qui deviennent des fonctionnaires temporaires dont la nomination est confiée non au peuple mais au Président de la République.

Cette dernière réforme a consacré la ruine du régime démocratique en Haïti. Le Président de la République – c’est-à-dire le [39] Haut Commissaire américain – concentre dans ses mains les trois pouvoirs de l’État : le pouvoir exécutif ; le pouvoir législatif, qu’il exerce par un Conseil d’État dont les membres sont nommés par lui-même et qu’il révoque à son gré ; le pouvoir judiciaire, qu’il compose et change à sa fantaisie ou suivant les besoins de sa politique personnelle. [11]

Haïti vit aujourd’hui sous une fausse étiquette ; elle a cessé d’être une « république » pour tomber au-dessous d’une colonie ou « possession » américaine, puisque Porto-Rico et les Philippines ont des chambres élues. C’était pour avoir le droit de choisir son propre gouvernement et de diriger lui-même ses affaires que le peuple haïtien avait combattu en 1803. Ce droit, il l’avait conquis par les armes [40] comme l’écrit un journaliste au sujet des États-Unis – not by the ballot but by the Bullet, azine, Sept.1928

Qu’est-ce donc que ce gouvernement du peuple par le peuple que le Département d’État promettait à Haïti en 1915 ? Pouvons-nous le reconnaître dans celui que nous décrit dans ces notes véridiques le professeur américain Paul H. Douglas ! [12]

« La Constitution prévoit un corps législatif formé de deux Chambres, dont les membres sont élus pour deux ans en Janvier d’une année paire et il est déclaré que « le Président désignera (shall designate) cette année ».

Le Président a interprété cette disposition comme signifiant qu’il peut (May) désigner l’année, et comme résultat, cette année n’a jamais été désignée. Le corps législatif nominal qui a été créé est un Conseil d’État composé de vingt et un (21) membres nommés par le Président et révocables à sa fantaisie. Ce Conseil d’État nomme à son tour le Président. Il n’est donc pas étonnant que ce Conseil ait réélu président M. Louis Borno pour un nouveau terme de quatre ans.

« Tandis qu’il y a nominalement un Gouvernement haïtien, le pouvoir réel est exercé par les États-Unis. Un régiment de marines est caserne derrière le palais du Président. Il remplit un double rôle : 1er protéger le Président contre l’assassinat ; 2eme donner au [42] Haut Commissaire, brigadier-général Russell, l’autorité nécessaire pour imposer ses avis au Président. Il y a encore un receveur général des douanes et conseiller financier qui gère les finances du pays. La gendarmerie est aussi sous le « contrôle » américain, et tandis que les tribunaux restent encore indépendants, [13] la gendarmerie refuse d’exécuter leurs décisions lorsqu’elles déplaisent à l’Occupation. Tous les actes législatifs doivent être soumis au Haut Commissaire américain avant d’être votés par le Conseil d’État, et l’approbation de ce haut commissaire est nécessaire pour leur promulgation. Les Américains   administrent aussi les services d’hygiène, d’agriculture et des travaux publics. [14]

M. Marcel Moye, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montpellier, écrit dans Le Droit des Gens modernes : « le premier aspect du droit d’indépendance des États se présente à nous sous la forme de leur liberté de législation et d’administration intérieures. Chaque gouvernement est maître chez lui et ne relève que de sa constitution. Les puissances étrangères n’y ont rien à voir, ni pour approuver ni pour blâmer ». Les Américains n’ont laissé à Haïti aucun des droits dont l’ensemble constitue l’indépendance nationale. La Constitution de 1918 a été rédigée par M. Franklin Roosevelt, ancien sous-secrétaire d’État de la Navy, et « enfoncée – suivant le mot de M. Wareren Harding – dans la gorge des Haïtiens à la pointe d’une baïonnette ». Les amendements de 1928, qui ont consacré la ruine de la justice en Haïti, ont reçu l’estampille de M. Kellogg avant d’être votés par les « cantonniers » des services américains représentant le peuple haïtien. Le droit de législation et celui d’administration sont exclusivement exercés par les Yanquis. Tous [45] les fonctionnaires haïtiens – du plus haut jusqu’au – plus humble – sont réduits au rôle d’assistants ou d’adjoints de blancs américains. Aucun ingénieur haïtien, quelle que soit sa valeur, quelle que soit sa supériorité évidente sur ses collègues américains, ne dirige un service, n’est admis à prendre une décision. Tout le monde reçoit des ordres. Le but de cette politique est de domestiquer la nation et de tuer en elle l’esprit d’initiative et aussi ce sentiment de dignité raciale que faisait sa force. C’est ce que constate dans son Magic Island l’écrivain américain Seabrook : « l’occupation américaine a mis fin à la liberté de ce peuple nègre de se gouverner, bien ou mal, de rester debout comme des êtres humains pareils aux autres, sans se courber ou sans avoir à demander la permission à un blanc, – to stand forth as human beings like any others without cringing or asking leave of any white man ». C’est ce qu’avait également constaté le Comité chargé en 1926 par la « Women’s International League for Peace and Freedom » d’enquêter sur la situation en Haïti : nous préparons les [46] Haïtiens à être des subordonnés, à travailler sous les autres, lesquels prennent les responsabilités. Nous leur enseignons à accepter le contrôle militaire comme la loi suprême et à acquiescer à l’usage arbitraire de l’autorité. Nous ne leur permettons pas d’élire leurs représentants ni de réunir leur assemblée nationale ». Telle est la leçon de démocratie et de « self-control » que les Américains sont venus nous donner. [15]

La nation haïtienne s’est rendu compte que cette œuvre de domestication menace plus gravement son existence que les massacres et tueries des premières années de l’Occupation [47] militaire. Aussi s’est-elle spontanément groupée autour du Gouvernement toutes les fois que celui-ci, comprenant le danger de l’occupation civile, s’est opposé à la mainmise américaine sur nos services publics et à la destruction systématique de nos institutions, – de celles qui sont comme les forteresses de la nationalité haïtienne. C’est pour quoi elle hait de toute la force de son instinct de conservation, de toute la force de sa fierté – ceux qui, ayant accepté de servir, dans le sens abject du mot, – voudraient que  « tout le peuple  servit avec eux ».

M. Louis Borno écrivait en 1916, au sujet des tentatives faites par les Américains pour s’emparer de l’administration des Télégraphes, que le gouvernement qui accepterait de remettre à l’Occupation nos services publics encourrait la déconsidération générale de la nation. Tant de « services publics » ont été livrés, tant d’abdications se sont produites, on a accepté avec une telle résignation la politique de « coopération franche et loyale » [48] qui, pour les Américains, signifie soumission absolue à leur volonté,[16] que la déconsidération dont parlait M. Borno est devenue de la haine, – une haine implacable et justifiée contre les Américains qui veulent la mort morale de la nation haïtienne, contre les Haïtiens qui se font leurs complices dans cette œuvre meurtrière.

On a créé la haine. Mais la sachant mauvaise conseillère, on a voulu l’étouffer par des mesures draconiennes. C’est pourquoi ont été prises, depuis 1922, tant de lois contre la liberté, contre la presse, contre le droit de réunion et d’association, contre la propriété. C’est pourquoi sur Haïti angoissée s’est établie une dictature blanche, servie par des instruments indigènes plus dure aux Haïtiens que l’ancienne satrapie noire. Oui, plus dure, car ils pouvaient renverser leur « satrapie noire », tandis qu’ils ne sont pas assez forts pour renverser la « dictature blanche » si puissamment [49] appuyée par les baïonnettes du Marine Corps, les bombes meurtrières des aviateurs américains et les canons de la flotte des États-Unis de l’Amérique du Nord.

De cette dictature, il fallut donner une justification. On a dit d’abord que le peuple haïtien était trop illettré pour avoir le droit de se gouverner lui-même en choisissant ses représentants. Ainsi Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe, Capois-la-Mort et les milliers de héros qui ont fondé l’indépendance d’Haïti et donné à la nation son statut politique n’auraient pas le droit, s’ils revenaient à la vie sous la présidence de M. Louis Borno, de participer au gouvernement de leur pays, parce qu’ils jurent des illettrés !

On a dit ensuite que le peuple était trop misérable. Misérable, un petit pays qui a vécu pendant cent onze ans du seul travail de son peuple, qui a payé la lourde indemnité de l’indépendance, qui a créé des villes, fondé des écoles, assuré l’aisance et le bien-être à des [50] milliers de familles, permis à un Louis Borno et à tant d’autres : écrivains, juristes, médecins, ingénieurs, industriels, commerçants, artistes, d’acquérir une instruction brillante dans les centres intellectuels les plus réputés du monde ! Misérables, nos paysans sans doute le sont encore. Ils ne le sont pas plus que ne le furent les paysans français qui ont fait la Révolution de 1789. Ils ne le sont pas plus que ne le sont actuellement les paysans de certains pays d’Europe – de la Bulgarie par exemple où le parti paysan a occupé le pouvoir avec Stambolijski. [17]

Haïti n’a pas la prospérité.

L’argent ne peut évidemment remplacer l’honneur et la liberté ; mais il y a, en Haïti comme partout ailleurs, des créatures assez basses pour se résigner à porter des chaînes pourvu que ces chaînes soient d’or. Les chaînes que l’on a mises aux pieds et aux mains du peuple haïtien ne sont pas d’or : on les a simplement dorées pour que leur éclat trompeur fasse illusion à l’étranger.

Le Président Dartiguenave disait au Président Harding dans son message du 24 Janvier 1921 [18] : « le peuple haïtien avait conçu le grand espoir que le concours des États-Unis allait lui permettre… de développer ses richesses matérielles et morales par une rationnelle impulsion donnée à l’agriculture, à l’industrie, à l’instruction publique. J’ai le regret de dire que rien de sérieux n’a été fait pour réaliser [53] cet espoir ». Cet amer jugement reste vrai jusqu’à présent. Il convient même aujourd’hui de le rendre plus sévère, car ce qui a été fait depuis 1922 par la « Coopération franche et loyale » a lourdement aggravé la situation économique et commerciale du pays

Je pourrais apporter ici des statistiques impressionnantes pour démontrer que notre production n’a pas augmenté d’un grain de café depuis l’Occupation Américaine et que nos exportations de 1915 à ce jour sont souvent inférieures en quantité à celles de « l’époque haïtienne ». On a vu avec quelle rage les Américains s’opposèrent à toutes les mesures que tenta de prendre pour le développement de l’agriculture le gouvernement auquel j’ai appartenu. En 1923, ils organisèrent un service technique de l’agriculture et de l’enseignement professionnel, dans lequel les millions tombent et disparaissent comme de la fumée, sans aucun résultat appréciable pour le commerce haïtien. Comme secrétaire général de la Chambre de Commerce d’Haïti, j’ai écrit – [54] dans le bulletin officiel de cette association (15 Janvier 1926) – les lignes suivantes : « la Chambre de Commerce Américain vantait l’autre jour les bienfaits de l’Occupation Américaine pour le commerce haïtien. Nous sommes contraints de répondre, chiffres en mains, que celle-ci n’a eu aucune influence sur l’exportation  du pays. De 1860 à 1914, période d’administration haïtienne, la moyenne d’exportation annuelle du café s’est maintenue dans les environs de 30 à 33 millions de kilos. L’exportation totale du café, pendant les cinq années (1910 à 1914) qui    précédèrent l’Occupation, s’éleva à 173.786.595 kilos, soit une moyenne annuelle de 34.757.319 kilos. Pour les cinq années d’après-guerre (1918-1922) – période d’administration américaine – Haïti exporta en tout 148.777.232 kilos, soit une moyenne annuelle de 29.755.448 kilos. D’où, différence en faveur de l’Administration haïtienne : 5.002.077 kilos… Tout le temps que le développement des ressources agricoles et industrielles du pays ne lui aura pas assuré une production abondante  et   variée permettant [55] d’alimenter avec continuité le commerce d’exportation, la situation économique et commerciale restera instable et justifiera tous les pessimismes. Le programme du Service Technique d’Agriculture, peu étudié, mal adapté aux besoins du pays, extrêmement onéreux, ne nous paraît nullement répondre au vœu de ceux qui, pour assurer la stabilité commerciale et financière d’Haïti, demandent que la production nationale soit multipliée et diversifiée ». [19]

Depuis que ces lignes ont été écrites rien d’effectif n’a été fait pour intensifier et diversifier la production haïtienne. Mais les millions ont continué de tomber dans le « tonneau des danaïdes » du Service de l’Agriculture. L’exportation n’a pas augmenté ; mais les experts américains sont importés en nombre de plus en plus considérable : Haïti est devenue [56] un large débouché pour ces produits made in U.S. [20]

Dans son rapport pour 1928, le Conseiller financier américain a annoncé, sur un ton lyrique, que l’exportation du café a atteint cette année 41.146.804 kilos. Mais il s’est bien gardé de présenter le tableau des quantités de café exportées pendant la période haïtienne, car on y aurait vu que l’exportation du café fut, en 1905, de 44.500.000 kilos ; en 1912, de 41.419.322 kilos ; en 1913-14 – un an avant l’Occupation américaine – de 42.178.424 kilos ! Il a baissé d’ailleurs singulièrement le ton dans son bulletin d’Avril 1929, forcé de constater que, la récolte étant épuisée, l’exportation du café, pour les sept (7) premiers mois de l’exercice, a été seulement de 24.411.000 kilos

Pour donner une preuve de la pauvreté du peuple haïtien, M. Cumberland, conseiller financier, a montré, dans son rapport de 1925, que la fortune per capita d’Haïti peut être estimée à 60 dollars et le revenu per capita à 20 dollars par an, « tandis que la fortune et le revenu annuel per capita des États-Unis sont respectivement de 3.000 et de 550 dollars ». [59] Quel remède pensa-t-il à apporter à une situation si déplorable ? Une aggravation d’impôts, par suite d’un tarif douanier plus protectionniste que celui des États-Unis! Ce tarif a supprimé les franchises dont bénéficiaient les machines destinées à l’agriculture et à l’industrie, les livres et instruments destinés à l’éducation du peuple. Il a majoré dans des proportions considérables les droits sur les matières premières et matériaux destinés à la petite industrie locale. Il comporte des taxes excessives sur les objets de première nécessité, fixées sans considération de la capacité de production et d’achat de la population.

Résultat : la pauvreté de la population est devenue de la misère

Voici ce que l’on peut lire dans un mémoire adressé le 27 Septembre 1928 au Président de la République au sujet de la loi du 14 Août 1928 établissant une taxe sur l’alcool et le tabac : « il y a deux facteurs essentiels à considérer dans l’établissement et la détermination d’un impôt : les besoins de l’État et la [60] capacité fiscale de la nation. De ces deux facteurs, le second domine le premier. En sorte que, quels que soient les besoins de l’État, jamais il ne doit et ne peut imposer au pays des sacrifices qui sont au-dessus des moyens de celui-ci. Or nous avons – et vous aussi, M. le Président, vous savez puisque vous êtes le chef de l’État – combien est grande la détresse de la nation. Industrie, commerce, tout est aux abois. Le peuple a faim. Ses privations, son dénuement sont extrêmes. Et c’est à ce peuple déguenillé, à ce peuple qui se taille des habits dans des sacs de farine, qu’on demande encore des millions, toujours des millions ! Et l’État qui écrase ce pauvre peuple sous le faix d’un impôt exorbitant a les moyens de payer, bien avant leurs échéances, les annuités de sa dette extérieure et garde, dans sa caisse, des valeurs considérables n’ayant aucune affectation spéciale ». [21]

Les 319 agriculteurs, industriels, commerçants de l’arrondissement des Cayes qui ont signé ce mémoire croyant que les valeurs disponibles au crédit de l’État haïtien sont gardées sans emploi dans la caisse publique. Non,  elles ne restent pas « sans affectation spéciale » : elles sont mises à la disposition de Wall Street. Je n’invente rien : c’est le conseiller financier américain, M. Cumberland lui-même, qui, pour rendre évidente aux yeux du Département d’État de Washington la prospérité dont les Haïtiens jouissent grâce à l’Occupation, proclame victorieusement, dans son  rapport de 1927, que  Haïti prête de l’argent à Wall Street.

Or, pendant qu’elle contribue ainsi, pour sa modeste part, au développement des affaires de la National City Bank ou d’autres établissements financiers des États-Unis, Haïti n’a pas la plus petite institution de crédit agricole, industriel ou artisanal. Les distillateurs ferment leurs « guildives », faute de trouver les avances nécessaires pour payer les [62] nouvelles taxes que l’État leur réclame ou pour effectuer les transformations de matériel exigées par le service américain des Contributions !… [22]

Voici sur ce point l’opinion autorisée d’un Américain, le Capitaine N. B. Marshall, qui fut pendant six ans employé à la Légation des États-Unis, telle que la rapporte The World de New-York, dans son numéro du 10 Février 1929 :

« Comme conséquence des rapports annuels du général John H. Russell, Haut Commissaire américain en Haïti, et d’un bureau de presse, [23] le peuple des États-Unis [63] a l’idée que Haïti est en voie de prospérer sous l’occupation américaine. Rien ne peut être plus loin  de  la  vérité.  J’ai  passé  six  ans  à la Légation des États-Unis à Port-au-Prince et ai été en position d’étudier minutieusement le train des affaires dans cette malheureuse république. Quand je quittai Port-au-Prince il y a peu de jours, la misère sévissait partout. Si le but de l’occupation d’Haïti par les forces armées des États-Unis était de briser l’âme d’un peuple libre et souverain et de le réduire à un état de dépendance, ce dessein a été brillamment réalisé. Lorsque j’arrivai en Haïti il y  a six ans, j’y trouvai  un peuple gai, heureux, confiant dans l’avenir. Il avait confiance dans la parole que les Américains lui avaient donnée de lui remettre son territoire à l’expiration du traité (en 1926). Il croyait que les Américains étaient venus chez lui avec le dessein élevé et désintéressé de l’aider, politiquement et que beaucoup des Américains que le Gouvernement a envoyés en Haïti considèrent avec défaveur et mépris la culture des Haïtiens. Peut-être cette attitude vient-elle [64] du fait qu’en matière d’éducation et de raffinement des manières, aussi bien que par la façon de se présenter, la société haïtienne est infiniment supérieure à tout ce que les Américains de sa calibre peuvent exhiber ». [24]

Il a fallu demander à la Cour Suprême la résiliation de son engagement ainsi que de celui du contrôleur général Edwards. Cela met fin à la mission financière nord-américaine en Équateur ».

L’Équateur, État encore indépendant, a pu renvoyer ces experts incompétents. En 1918, l’incapable Ruan se trouva en conflit avec M. Borno, ministre des finances : c’est M. Borno qui fut brisé.

Cette opinion d’un officiel véridique sera probablement considérée commis méprisable, parce que le capitaine Marshall est un nègre. [66] Nous sommes ici au cœur même de la question haïtienne. Si les Américains ont imposé au peuple d’Haïti une domination à ce point absolue, une tutelle tellement exclusive, c’est qu’ils sont convaincus de sa parfaite infériorité. Voilà l’explication de leur politique, qui consiste à retirer à la nation haïtienne toute initiative, tout contrôle de ses affaires, de façon que l’on ne puisse lui attribuer aucun progrès réalisé en Haïti Les « blancs » de l’Alabama, de la Louisiane ou de la Géorgie qui gouvernent la patrie de Dessalines ont pour les noirs haïtiens les même mépris qu’ils montrent à l’égard des nègres américains. Bien que M. Marshall soit un gradué de Harvard et un homme de loi distingué, qu’il ait servi comme capitaine dans l’armée américaine et que, blessé sur les champs de bataille de France, il ait été décoré de la croix de guerre française, il n’a jamais, durant les six ans qu’il a vécu en Haïti, franchi le seuil du Club Américain de Port-au-Prince, tout comme le président de la République, M. Louis Borno, qui n’a jamais [67] non plus été admis dans ce cercle exclusivement réservé aux hommes de peau blanche. [25]


En mars 1927, M. Rayford Logan publia dans The Nation, à la suite d’une enquête personnelle faite en Haïti, un article documenté où il démolissait les prétendus « achievements » accomplis par l’Occupation américaine et montrait, avec esprit, la fragilité et  le coût onéreux des « grands » travaux : routes et ponts, dont elle se vantait. Le directeur de la revue communiqua les notes de M. Logan au général [68] Russel, et celui-ci répondit dédaigneusement qu’elles étaient… d’un enfant. On fut étonné d’un tel jugement appliqué à un professeur d’université. Mais ce professeur est un homme de couleur ; donc, aux yeux du Haut Commissaire, il ne peut avoir qu’une intelligence puérile. Dans l’un de ses rapports au Département d’État, M. Russell a dit que le peuple haïtien a la mentalité d’un enfant de sept ans. Ne croyez pas que ce soit une simple boutade : c’est là, chez ce blanc américain, une conviction qui repose, non seulement sur le préjugé séculaire de la supériorité de la race caucasique, mais sur des études soi-disant scientifiques, autour desquelles on a fait grand bruit ces dernières années. On sait en effet qu’à la veille d’envoyer une armée combattre en Europe, les Américains pensèrent à utiliser, pour la sélection des officiers et sous-officiers, la méthode des tests employée depuis quelque temps dans certains établissements comme moyen de diagnostiquer les aptitudes chez les écoliers. La maturité mentale étant fixée par les psychologues entre 14 et 15 ans, l’examen [69] auquel furent soumises 1.725.000 recrues permit de fixer : à 13 ans 77 l’âge mental moyen des recrues natives américaines ; à 12 ans 05 celui des recrues de races blanches venues de l’étranger ; à 10 ans 4 celui des recrues nègres américaines. [26] Par conséquent, le général Russell nous met encore au-dessous des nègres américains en fixant militairement à 7 ans l’âge mental moyen des Haïtiens. Le Haut Commissaire américain, qui croit certainement à cette standardisation des esprits comme à celle des pièces d’une machine, nous traite logiquement comme un peuple inférieur non seulement en intelligence mais aussi en moralité. Aussi ne conçoit-il pas qu’un Haïtien puisse aimer sa patrie comme un Américain aime sans doute les États-Unis ; puisse souffrir de l’occupation de son pays comme un Américain souffrirait de la conquête du sien [70] par une armée étrangère ; puisse légitimement protester contre la dictature exercée sur Haïti par un général yanqui comme le ferait tout Américain si un maréchal japonais, par la force des armes, régnait à Washington. Les Haïtiens sont des nègres : ils ne peuvent éprouver des sentiments si nobles, réservés aux hommes de la race blanche. Ceux qui disent aimer leur patrie, prétendent souffrir de ses malheurs et élèvent leurs protestations contre la tyrannie de l’étranger mentent; ce sont des out qui veulent devenir des in, des êtres méprisables en quête de places, dont la voix doit être étouffée entre les quatre murs d’une prison.


Ce mépris me parait trouver sa plus complète expression dans le refus d’accorder aux Haïtiens le droit de contrôler l’emploi qui est fait de leur argent – c’est-à-dire du fruit de leur travail. Les fonctionnaires américains taxent le peuple, perçoivent le produit des impôts qu’ils ont ainsi établis et le dépensent sans en rendre compte à personne. Ils exercent [71] une surveillance sévère et chicanière sur l’administration haïtienne, lui mesurant comme au compte-gouttes les crédits. Mais ils se dérobent eux-mêmes – comme le constatait en 1918 le ministre des finances M. Louis Borno [27] – à tout contrôle du gouvernement d’Haïti. Ils nous demandent de croire, les yeux fermés, en leur moralité d’hommes de race supérieure. Ce que nous connaissons de l’histoire politique et administrative des États-Unis nous empêche de faire cet acte de foi. Nous ne doutons pas de la probité de tel ou tel fonctionnaire américain, mais nous savons que l’homme est faillible et qu’il est d’autant plus enclin à mal faire qu’il se sent sûr de l’impunité

Le haut commissaire américain, le receveur américain des douanes, le directeur américain des contributions, le chef américain de la Gendarmerie, le chef américain du Service d’Hygiène, le chef américain des Travaux Publics, le directeur américain du service [72] Technique d’Agriculture, qui, à eux seuls, manipulent 83,43% de notre budget, font-ils le meilleur usage possible des millions de dollars dont ils ont la libre et entière disposition ? Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. [28] Sont-ils des hommes d’une conscience et d’une honnêteté à toute épreuve ? Je le suppose. Mais je n’affirme rien. Personne en Haïti ne peut rien affirmer, car personne en Haïti ne les connaît. On nous demande d’avoir confiance dans le Gouvernement américain [73] qui les a choisis. Mais qu’est-ce que le gouvernement américain ? N’était-ce pas hier M. Fall, secrétaire de l’intérieur, M. Denby, secrétaire de la marine – en cette qualité le véritable souverain d’Haïti – tous les deux compromis dans le scandale du Tea Pot Dôme ? Ce Joseph Cassidy qui a été enfermé l’année dernière à Sing-Sing pour avoir trafiqué de sa fonction de président de Queens Borough ou ce juge Wollard accusé de corruption par le représentant De la Guardia aurait pu, sans miracle, être nommé à un poste en Haïti. Si, au lieu de se faire élire gouverneur de la Louisiane, M. Huey Long avait manifesté le désir d’être envoyé dans la république noire, ce puissant personnage aurait sûrement reçu satisfaction. Peut-être a-t-il estimé que la place de haut commissaire était au-dessous de son mérite ; en quoi il a eu tort. En Haïti, il aurait été le « kaiser of State » qu’il rêvait d’être ; il n’aurait eu à rendre compte à personne de ses actes ; il aurait écrit dans ses rapports à Washington ce qu’il aurait voulu ; le sort de trois millions d’hommes eut entièrement [74] dépendu de sa souveraine autorité. Mais voilà : il n’a pas pensé à venir en Haïti, où il aurait été maître des destinées de tout un peuple. Il a préféré être gouverneur de la Louisiane, où il y a… des chambres législatives, et mal lui en ont pris. Les journaux de fin Mars 1929 nous ont en effet annoncé que la Chambre des représentants de l’État louisianais a décidé que M. Long serait jugé par le Sénat. Et savez-vous de quoi est inculpé cet Américain de race supérieure ? D’incompétence, corruption, népotisme, oppression, mauvaise administration, ivrognerie. Il est également accusé d’avoir essayé de soudoyer des bandits pour assassiner un membre de la Chambre des représentants. Si cet Américain réputé incompétent, corrompu, mauvais administrateur, ivrogne et assassin avait été nommé à une importante fonction en Haïti, il aurait pu, sans aucun contrôle, manipuler des millions de dollars du peuple haïtien et il aurait sûrement trouvé quelque « native official » pour vanter son moral élevé.

Je pourrais citer beaucoup d’autres cas. Il n’y a pas de semaine qui ne nous apporte quelque scandale dans lequel figurent des gouverneurs d’État, des attorneys, des aldermen, des « représentatives »., des sénateurs, des juges. Ce n’est un secret pour personne que les États-Unis sont l’un des plus vastes champs de corruption politique et administrative qu’il y ait dans le monde. Ce n’est pas moi qui le dis : c’est M. Herbert Hoover.

Dans son discours d’acceptation de candidature, prononcé le 11 Août 1928 à Palo Alto, M. Hoover disait en effet : « dans ces dernières années il y eu des faits de corruption, auxquels ont participé individuellement des fonctionnaires et des membres des deux partis, dans les affaires nationales, d’État et municipales. Trop souvent cette corruption a été vue avec indifférence par la majorité de notre peuple. Il ne semblerait pas nécessaire de déclarer que la condition essentielle requise d’un gouvernement est qu’il inspire confiance non seulement dans son habileté mais dans son [76] intégrité. La malhonnêteté dans le gouvernement – national, d’État ou municipal – est un double mal. C’est une trahison à l’État. C’est la destruction du « self-government ». Le Gouvernement aux États-Unis ne repose pas seulement sur le consentement des gouvernés mais aussi sur la conscience de la nation. Le gouvernement devient faible dès le moment où son intégrité est mise en doute ». [29]

Quand le Président des États-Unis saura quel gouvernement les Américains ont apporté [77] à Haïti, – gouvernement qui ne repose ni sur le consentement des gouvernés ni sur la conscience de la nation, – pourra-t-il supporter, pour l’honneur des États-Unis, qu’un pareil scandale continue ? M. Hoover s’enorgueillit d’être un descendant des Quakers. Se rappellera-t-il le noble exemple donné par l’un de ses ancêtres, William Penn ? Aux délégués des tribus indiennes venant le remercier pour ses bienfaits, le fondateur de Philadelphie, la « ville d’amour » répondit : « vous pouvez être assurés de notre bonne volonté ; vous pourrez lire en nos cœurs, en tout temps, comme un livre ouvert, car il nous répugnerait de faire usage, vis-à-vis de vous, d’un avantage injustifiable ». Et les Indiens, émus, s’écrièrent : « nous chérirons et protégerons William Penn et les siens aussi longtemps que le soleil et la lune nous éclaireront ».Ce ne sont pas des hommes pareils à ces Quakers de la Pennsylvanie que les États-Unis ont envoyés à Haïti : rudes, sans cœur, sans intelligence, inspirés – comme l’écrivait en 1918 M. Louis Borno – par des sentiments personnels où les [78] intérêts des deux pays n’étaient pas considérés, ces hommes ont fait, vis-à-vis d’Haïti, un usage injustifiable de l’avantage que leur donne la force des armes ; ils ont gagné, non l’affection du peuple haïtien, mais sa haine profonde. Et c’est d’un seul élan que les Haïtiens crient : « nous haïrons les Américains aussi longtemps que la tyrannie injuste et vexatoire de l’Occupation militaire des États-Unis continuera de peser sur nos âmes » [30]

« Il ne fait jamais si sombre qu’avant la montée de l’aurore ». L’historien canadien Clapin rappelle ce vieux proverbe après avoir raconté les douloureuses péripéties de la lutte entreprise par les Américains pour leur indépendance. Les années 1779 et 1780 leur [79] avaient été particulièrement funestes. Tout paraissait perdu après la prise de Savannah, de Charleston, et surtout après la sanglante bataille de Camden où les troupes de Lord Cornwallis et du général Gates écrasèrent la petite armée américaine qui leur avait été opposée. Plus encore que ces défaites, l’épreuve qui parut la plus dure aux Indépendants fut la trahison de l’un des leurs, Benedict Arnolu. Cet homme, qui s’était couvert de gloire à la bataille de Saratoga et dans d’autres rencontres avec les Anglais, avait été réprimandé par le Congrès pour avoir fait un emploi injustifié des fonds publics. Il voulut bassement se venger de cette offense en offrant au généralissime, sir Henry Clinton, de [80] lui rendre la forteresse de West-Point et de lui ouvrir l’Hudson, c’est-à-dire le cœur de la défense américaine. Le complot fut heureusement découvert, grâce à la capture du major anglais Andrews, qui servait d’intermédiaire, et que les Américains pendirent haut et court.

Comme si l’acte de trahison de Benedict Arnold eût sonné le glas de la puissance anglaise et dissipé les ombres de la nuit, une aurore éclatante monta dans le ciel, où s’inscrivirent bientôt les noms glorieux de King’s Mountains, de Cowpens, de Eutaw-Springs et de Yorktown …

La cause d’Haïti a connu bien des revers. Jamais elle n’a paru plus sombre qu’en ces jours-ci, où, après avoir livré à l’étranger toutes les forteresses de la nationalité haïtienne : finances, police, hygiène, travaux publics, agriculture, on est en train de lui abandonner le suprême boulevard de la défense, – l’école, – où se forme l’âme nationale, et que les peuples soucieux de dignité et [81] d’indépendance préservent jalousement de tout contact nuisible. [31]

Cet « abandon » – la plus dure des épreuves pour le patriotisme haïtien – marque-t-il, comme la tentative criminelle de Benedict Arnold, la « montée de l’aurore »  ? Et faut-il voir pour Haïti, dans la présence à la Maison Blanche d’un descendant des Quakers de William Penn, le signe annonciateur de l’aube nouvelle de l’indépendance haïtienne ?


Pendant la dernière campagne présidentielle aux États-Unis, les Haïtiens avaient, en très grande majorité, manifesté leurs vives sympathies pour M. Alfred Smith. Sans doute, on admirait l’homme, sa générosité, sa bonhommie, son libéralisme ; mais on désirait surtout son succès parce qu’il avait déclaré sa ferme intention de renoncer à la politique impérialiste dont Haïti est, dans toute l’Amérique, la plus douloureuse victime. J’avoue que je ne partageais pas cet enthousiasme. Tout en appréciant les belles qualités du candidat démocrate, je n’oubliais pas que l’occupation d’Haïti est l’œuvre de son [84] parti ; que la constitution de 1918, « enfoncée dans la gorge du peuple haïtien à la pointe d’une baïonnette » par son ami Franklin Roosevelt et que le Sud anti-nègre constituait son armée de choc contre M. Hoover. À celui-ci allait ma confiance. Pourquoi ? Je vais le dire.

J’avais eu l’honneur, en Mai 1927, de parler devant M. Hoover à la 3eme Conférence Commerciale Pan-Américaine, à Washington. J’avais osé, dans mon discours, esquisser un programme de coopération économique et commerciale entre les États-Unis et l’Amérique Latine, à réaliser dans la pleine autonomie et la complète souveraineté de nos 21 républiques, – condition indispensable pour créer l’amitié et la bonne entente entre nos peuples. J’avais montré que les États-Unis ont besoin de l’Amérique Latine comme débouchés de leur surproduction industrielle, autant que l’Amérique Latine a besoin des États-Unis pour le développement de ses ressources naturelles et l’accroissement de son pouvoir d’achat. Et j’avais eu le courage de [85] dire que la confiance manque des deux côtés : lere les prêteurs nord-américains craignent de placer leurs capitaux dans des entreprises malsaines ou ne visant pas à une augmentation réelle de richesses ; 2eme  les emprunteurs de nos pays latino-américains voient, derrière chaque capitaliste yanqui, défiler les régiments de l’infanterie de marine ou se profiler les silhouettes des super-dreadnoughts de la flotte des États-Unis. [32]

Quand, immédiatement après moi, le Secrétaire du commerce prit la parole, je fus ravi de trouver dans ses déclarations une réponse satisfaisante aux appréhensions que je venais d’exprimer et qui sont celles de toute [87] l’Amérique Latine. M. Hoover répudia la « politique d’aventure » et fort sagement nous mit en garde contre nous-mêmes. Il alla jusqu’à dire : « aucun État ne devrait prêter ou permettre à ses ressortissants de prêter  de l’argent à des pays étrangers à moins que ce ne soit pour des fins nettement économiques et commerciales, c’est-à-dire productives… Si on refusait de prêter de l’argent pour équilibrer des budgets, pour des armements ou des buts de guerre, ou même pour cette sorte de travaux publics qui ne sont ni directement ni indirectement productifs, il en résulterait un grand bien pour toutes les nations du monde… Les dangers qui menacent l’indépendance d’une nation ou d’un individu   dans les tentatives du prêteur pour obtenir paiement de sa créance non remboursée seraient écartés ; il y aurait un accroissement du « standard of living » et plus de confort et de prospérité pour l’emprunteur ».


Cette déclaration fut considérée comme une critique directe des « emprunts politiques » encouragés par le gouvernement américain lui-même et qui servent ordinairement de prétexte aux interventions armées. Aussi, une note officielle du Département d’État fît-elle connaître que l’opinion de M. Hoover -en ce qui concernait particulièrement l’Amérique Latine- n’était pas conforme au point de vue de M. Kellogg.

Cet incident, en apparence négligeable, était significatif. Il marquait les deux attitudes du gouvernement des États-Unis dans ses relations avec l’Amérique Latine : celle des politiciens, chercheurs d’aventures et d’or ; celle des hommes d’affaires, commerçants et industriels.

Ces derniers s’appuyaient sur M. Hoover, qu’ils considéraient comme leur leader dans le gouvernement. L’un d’eux me parla ainsi : « croyez-moi. Les vrais hommes d’affaires ne sont point et ne peuvent être [89] partisans de l’impérialisme militaire. Nous sommes à la recherche de bons clients, et nous les voulons prospères et riches. Car plus ils seront riches, et plus ils pourront acheter nos produits, meilleures et plus nombreuses seront les affaires que nous contracterons avec eux. Les « marines » que nous envoyons en Haïti sont incapables de faire la prospérité des Haïtiens ; ils ne peuvent que vous ruiner ; quel intérêt avons-nous à les garder chez vous ? Nous sommes partisans, pour vos petits pays, d’un nationalisme très agissant, visant au développement de toutes vos forces vives – économiques et morales. Cela vous étonne ? C’est l’opinion exactement formulée dans cette déclaration de notre célèbre    professeur Kemmerer au gouvernement de l’Équateur : « un pays ne doit attendre son salut économique que de ses propres efforts : la première condition pour cela est un fort patrimoine national, résolu et capable de travailler et de faire de grands sacrifices pour le bien-être général ». C’est aussi l’opinion de M. Hoover ».

Est-ce vrai ? Je le crois. Tous les délégués latino-américains que je rencontrai à Washington en 1927 le croyaient également, car parmi eux le Secrétaire du commerce Hoover jouissait d’une grande popularité. Tous le considéraient comme l’homme d’État le plus remarquable des États-Unis par son intelligence, par sa merveilleuse activité et aussi par sa sensibilité – fleur délicate qu’on trouve si rarement dans le sol rocailleux du Pays du Dollar. Et quand je revins en Haïti, je racontai au public, dans le Temps de Port-au-Prince, puis dans la Revue de l’Amérique Latine de Paris, ce que j’avais vu et entendu à Washington, – exprimant ma confiance en M. Hoover à un moment où je ne pouvais soupçonner qu’il deviendrait président des États-Unis.

Dès son élection et avant qu’il eut pris possession de son poste, M. Herber Hoover a tenu à faire un voyage en Amérique Latine. Pourquoi ? Un journaliste américain, M. Richard Collingham, l’explique dans le Temps [91] de Paris du 12 Avril 1929 : « par son voyage à travers l’Amérique Latine, M. Hoover a prouvé quel prix il attache au resserrement des relations entre notre République et ses sœurs du centre et du Sud du continent et le désir d’y voir se stabiliser l’ordre, la paix et la prospérité, que seul le respect des constitutions établies, modifiables par les voies du pouvoir électif des populations et non par des luttes à main armée, peut maintenir pour le bien de tous ».

Je doute qu’au cours d’un voyage – si rapide et d’ailleurs écourté – M. Hoover ait vu tout ce qu’il devait voir et entendu toutes les voix qui eussent pu lui exprimer les désirs sincères des peuples latino-américains. Si l’une de ces voix indépendantes est arrivée jusqu’à ses oreilles, elle a dû lui répéter ce que M. Edward E. Curtis disait dans The Nation du 25 Août 1926 au sujet de la commémoration du centenaire de Bolivar à Panama, en Juin 1926 : « il y avait au fond un évident courant de méfiance, pour ne pas dire d’inimitié, à l’égard [92] des États-Unis à cause de leur intervention en Haïti… Le Congrès montra que le principal empêchement à l’établissement de relations sincèrement amicales entre les États-Unis et leurs voisins du Sud, c’est la politique nord-américaine dans la mer des Caraïbes. Le Congrès adopta une résolution, déclarant que toute violation de la loi internationale commise au préjudice d’une république américaine constituerait une offense contre toutes les autres et provoquerait une commune et uniforme réaction ». [33] [93] Tant que durera l’occupation militaire et civile d’Haïti, il n’y aura pas de rapprochement sincère et loyal entre la grande République du Nord et ses sœurs du Centre, des Antilles et du Sud : comme l’insecte qui attaque le cotonnier, l’empêchant de se développer et de fleurir, la méfiance qu’a provoquée dans toute l’Amérique Latine « Le coup de force d’Haïti » empoisonnera toutes les relations interaméricaines.

Il dépend de M. Hoover de détruire cette méfiance en supprimant la cause.

Chaque année, l’honorable sénateur de l’Utah, M. King, élève au Congrès sa voix généreuse pour dénoncer au peuple des États-Unis le scandale sans nom qui se développe en Haïti sous la protection des baïonnettes américains et à l’abri du drapeau étoilé. Aucun échec ne le décourage. Avec une constance et un courage qui lui ont valu la reconnaissante admiration du peuple haïtien, il montre comment ni l’ordre véritable ni de réelle prospérité ne peuvent « se stabiliser » en Haïti gouvernée par les Américains, puisque la liberté en est chassée, que la constitution n’y est point respectée et qu’elle est modifiée à chaque instant, non par la voie normale du pouvoir électif des populations, mais par la force armée des États-Unis mise au service de la dictature d’une minorité égoïste.

M. Hoover, qui a fait du respect de la constitution et du libre exercice du pouvoir [95] électif des populations la condition essentielle de la paix et de la prospérité dans les démocraties américaines, va-t-il rester sourd aux protestations généreuses du Sénateur King et à toutes les voix qui lui montrent Haïti exploitée comme une « ferme » au bénéfice de quelques personnes, – ainsi que le disait de Cuba en 1912 le secrétaire d’État Knox ? M. Hoover fera cesser ce scandale, parce qu’il est un honnête homme ; c’est là toute la raison de ma confiance en lui.


M. Paul Valéry a écrit : « par malheur pour le gendre humain, il est dans la nature des choses que les rapports entre les peuples commencent toujours par le contact des individus les moins faits pour rechercher les racines communes et découvrir avant toute chose la correspondance des sensibilités. Les peuples se touchent d’abord par leurs hommes les plus durs, les plus avides ; ou bien par les plus déterminés à imposer leurs doctrines et à donner sans recevoir – ce qui les distingue des [96] premiers. Les uns et les autres n’ont point l’égalité des échanges pour objet, et leur rôle ne consiste pas le moins du monde à respecter le repos, la liberté, les croyances ou les biens d’autrui ».

Par malheur pour Haïti, ce sont ces hommes durs et avides que les États-Unis nous ont envoyé. Dénués de cœur et d’intelligence, ils n’ont pas senti ni compris quelles profondes blessures faisaient à nos sensibilités de nation et de race leur rudesse et leur avidité. Charles Lamb disait : « connaître, c’est aimer ». Ils n’ont pas cherché à nous connaître, puisque nous sommes des nègres et qu’ils nous méprisent.

M. Hoover n’est pas de ces hommes durs et avides. Il a parcouru le monde. Il a vécu parmi des populations diverses. Il les a connues et par conséquent aimées. Partout où il a travaillé, il a su tirer de ses auxiliaires le maximum de rendement. Et il les a rendus prospères. Il a compris l’admirable appel de Rabindranath Tagore : « je vous en supplie, ne [97] nous envoyez pas seulement des formules administratives et des machines : envoyez-nous des âmes ».

Haïti aussi veut être prospère ; mais elle n’accepterait pas la richesse dans le déshonneur. Elle connaît la valeur de cette civilisation matérielle que la science moderne a édifiée pour le confort et le bien-être des peuples ; mais elle sait aussi que toutes ces inventions merveilleuses de l’intelligence humaine, tous ces perfectionnements de l’outillage social, qui font la vie plus agréable aux hommes et accroissent la puissance des nations, conduiraient aux « plus redoutables antagonismes et aux pires catastrophes s’il ne s’accomplissait pas également dans l’humanité un progrès spirituel correspondant, un effort plus grand vers la fraternité et le rapprochement des âmes ».

Le Président des États-Unis pense sur ce point comme le grand philosophe Bergson. Dans son discours d’Alto-Palo, M. Hoover [98] disait ces belles paroles : « notre nation n’est pas une agglomération de chemins de fer, de bateaux, de manufactures, de dynamos ou de statistiques. C’est une nation de foyers, une nation d’hommes, de femmes, d’enfants… Le progrès économique n’est pas une fin en lui-même. Le succès de la démocratie repose entièrement sur la qualité morale et spirituelle du peuple…Notre gouvernement, pour répondre aux aspirations de notre nation, doit constamment avoir égard à ces valeurs humaines qui donne à la vie la dignité et la noblesse… Un peuple ou un gouvernement pour qui ces valeurs ne sont pas réelles parce qu’elles ne sont pas tangible, est en péril ».

Le peuple haïtien est en péril de mort, parce qu’un gouvernement étranger – servi, hélas ! par des mains haïtiennes – s’efforce de détruire parmi nous ces valeurs humaines que M. Hoover reconnaît comme seules capables de donner à la vie, noblesse et dignité.

Haïti a la volonté de vivre. Elle ne sacrifiera pas, contre une prospérité illusoire, ses biens les plus précieux : liberté de l’individu, indépendance de la nation, dignité de la race, – forces morales supérieures à toutes les acquisitions matérielles de l’industrie et du machinisme. Haïti veut bien labourer son champs, mais en « attelant sa charrue aux étoiles ».


[1]    V. Pour une Haïti Heureuse, Tome II, page 136.

[2]    « Tous les pays américains sont égaux politiquement et juridiquement, c’est-à-dire que tous ont les mêmes droits et les mêmes obligations, et qu’aucun ne peut, pour quelque motif que ce soit, prétendre avoir plus de droits que les autres ou se soustraire à ses obligations. En somme, les pays américains ne reconnaissent pas l’existence juridique des Grandes Puissances. Les pays latins sont imbus de ce sentiment de l’égalité, et c’est pour cela qu’ils ont toujours combattu la politique impérialiste et d’hégémonie que les États-Unis ont parfois exercés sur certains pays du Continent ». A, Alvarez. – Académie Diplomatique Internationale, bulletin Janvier – Mars 1928.

[3]    « United States has now accomplished a military intervention in affairs of another nation ». Télégramme du 19 Août 1915 ; enquête sur l’occupation d’Haïti et Santo-Domingo, Congressional Records.

[4]    V. H Haïti Heureuse, tome II, page 151.

[5]    Dans son beau livre, Devant l’Obstacle : les Américains et Nous, M. André Tardieu a fait un impressionnant tableau des « révolutions » et « changements de régime » qui se sont produits en France depuis un siècle. En comparant 125 ans d’histoire de France à 125 ans d’histoire d’Haïti, on voit que sur la « piste révolutionnaire » la France a battu Haïti à plate couture.

[6]    C’est à Gonaïves que fut signée, le 1er Janvier 1804, la déclaration d’indépendance d’Haïti.

[7]    Le prétendu traité était fait pour dix ans et devait expirer en 1926. Il a été prolongé jusqu’en 1936, sans ratification régulière des Chambres haïtiennes et du Congrès des États-Unis.

[8]    « United States of America has no object in view except to insure establish and help to maintain Haitian independence and the reestablishing of a stable and firm Government by the Haitian people. Every assistance will be given to file Haitian people in their attempt to secure thèse end sis the intention to retain United forces in Haiti only so long as will be necessary for this purpose ».

[9]    L’une des conséquences morales les plus désastreuses de l’Occupation, c’est le mépris général de la loi qu’elle a fait naître. La loi était devenue un simple « instrument de règne » qu’un pouvoir absolu fait, défait et modifie à son gré, n’impose plus aucun respect ; on n ‘y obéit que pour échapper à ses sévères sanctions décrétées et appliquées par la force brutale. Le grand jurisconsulte Bagehot disait que le respect de la loi est le ciment de la société. Mais pour que la loi soit « respectée » et « obéie » dans le sens moral du mot, il faut, d’abord, qu’elle émane de l’autorité supérieure qui représente la conscience de la nation ; il faut ensuite qu’elle soit juste et obtienne l’adhésion des esprits.

[10]   D’une lettre que j’écrivis le 6 Juillet 1927 à M. Christian Gross, chargé d’affaires des États-Unis, [35] remplissant par intérim les fonctions du Haut Commissaire, j’extrais les passages suivants : « il y a en ce moment dans la prison de Port-au-Prince sept directeurs de journaux et deux administrateurs de l’Union Patriotique. Ils y sont depuis bientôt une quinzaine de jours sans qu’ils aient même été interrogés par le juge d’instruction. De quoi sont-ils accusés ? D’avoir adressé à un journal cubain une dépêche dans laquelle le Président de la République croit avoir trouvé un outrage. Je ne veux pas m’arrêter aux manœuvres honteuses qui sont employées en vue de prolonger illégalement et inhumainement la détention des prévenus ; vous êtes autant que moi renseigné sur ces pratiques odieuses et il est impossible que le Département d’État n’en soit pas aussi informé. Je tiens à montrer que ce nouvel attentat à la liberté n’aurait pu s’accomplir si une loi contre la presse, faite avec l’approbation de la Légation américaine, n’avait assimilé le délit de presse au « flagrant délit » et rétabli en cette matière les mesures préventives que toutes les législations libérales ont abolies. Sous le régime actuel, le Président de la République peut en incriminant la phrase la plus innocente dans laquelle son imagination aura trouvé une offense à sa personne, faire immédiatement arrêter n’importe qui et le retenir en prison aussi longtemps que cela lui plaît.

            « Vous me permettrez de citer à ce propos l’opinion d’un éminent jurisconsulte français, M. Joseph Barthélémy, professeur à la Faculté de Droit de Paris qui écrit dans son ouvrage sur le Gouvernement de la France : « La liberté de la presse doit être mise en tête de toutes les libertés… Il n’y a pas de délits d’opinion. Il est permis d’attaquer la patrie, la République, la Constitution. L’exposé des idées monarchistes est licite. On peut à son gré affirmer l’athéisme ou des principes religieux. Seule la pornographique n’est pas complètement libre. Naturellement, cette liberté est limitée par le droit d’autrui ; on ne peut diffamer, outrager, injurier. Encore, en ces matières, aucune mesure préventive n’est permise en sorte qu’on pourrait dire qu’on est libre d’injurier ou diffamer, sauf à subir postérieurement la peine prononcée par les tribunaux ». Voilà comment on entend la liberté dans un pays démocratique. Les amis et admirateurs de la grande Démocratie américaine sont peinés de constater que Haïti, sous la domination des États-Unis, a reculé plutôt qu’avancé dans la voie de la démocratie. A la belle devise républicaine du gouvernement de tous par tous et pour tous les Américains ont substitué en Haïti le gouvernement de tous par un seul et pour quelques uns. Et l’on voit avec douleur combien nous sommes loin de la doctrine [37] jeffersonienne quand on sait que ce seul est lui-même dans la main d’un haut commissaire étranger…

            « Il n’y a pas un juge digne de ce nom qui puisse découvrir un outrage dans l’opinion émise par les prévenus sur la politique intérieure et extérieure du Gouvernement. On peut trouver des critiques plus sévères dans la presse américaine contre l’administration de M. Coolidge, que les uns accusent d’être l’instrument de Wall Street, les autres un danger et une menace pour l’Amérique Latine. Jamais le Président des États-Unis n’a pensé à faire poursuivre les auteurs de pareilles accusations. Si donc, comme j’en suis convaincu, le tribunal décide qu’il n’y a pas d’outrage dans la dépêche incriminée, les journalistes détenus seront renvoyés de la prévention, après avoir passé des semaines ou des mois en prison pour rien, pour le plaisir du souverain. On contient difficilement son indignation quand on voit parmi les prisonniers un homme âgé comme M. Jean-Charles Pressoir, dont la probité et la parfaite honnêteté ont imposé le respect à nos gouvernements même les plus despotiques ».

            Ces journalistes ne furent jamais jugés. Ils restèrent en prison jusqu’à ce qu’un arrêté d’amnistie, sollicité par Mme Vasquez, femme du Président de la République Dominicaine, leur eût rendu la liberté.

[11]   The Haitian Constitution, originally drawn by Americans, has been amended recently at American instigation in drastic and far-reaching fashion. Under the amendments the rubber-stamp Président, who occupies an office protected by our marines, may now remove any Judge of the highest court, although thèse Judges formerly were appointed for life. He may now suppress any newspaper, and the right of trial by jury is denied to any editor or political offender. So it goes. What was formerly a republican form of government has been transformed, and its Président has been converted into a Mussolini. – Silas Bent, International Window-Smashing, in Harpers Mag.

[12]   Chicago Council on Foreign Relations, – Foreign Notes, Vol II. N° 3, June 3, 1926.

[13]   On a vu plus haut qu’ils ont en fait cessé de l’être.

[14]   « The constitution provides for a congress of two houses, the members of which are to be elected in January of even years and it is stated that « the President shall designate the year ». The President has interpreted this to mean that he may designate the [43] year, and as a result, no year has been designated. The nominal legislative body that has been set up is a Council of State composed of twenty-one members appointed by the Président and holding office at his pleasure. This Council of State in turn elects the Président. It is not surprising, therefore, that this Council of State has but recently re-elected Président Bornofor another term of four years.

            « While there is nominally a Haitian government, the real control is exercised by the United States. A régiment of marines is quartered behind the Président’s palace. The marines perform a double function ; first, they protect the President from assassination, and second, they enable the American High Commissioner, Brigadier General Russell, to give the President authoritative advice. There is also an American collector of customs and financial adviser who controls the finances of this country. The gendarmerie is also under American control and white the courts are not, the gendarmerie will refuse to carry out any orders which are fundamentally displeasing to the American occupation. All législative acts just are submitted to the American High Commissioner before they can be passed upon by the Council of State and the consent of the American High Commissioner is necessary for their enactment. American also controls the sanitary, agricultural and public works services ».

[15]   … We are training them to subordinate themselves, and work under others, who take the responsibility. We are teaching them to accept military control as the suprem law, and to acquiesce in the arbitrary use of superior power. They are not permitted to elects représentatives, not to convene a national Assembly », Occupied Haiti, p. 153.

[16]   V. Haïti Heureuse, tome II, page 133.

[17]   Ce qui donnera une idée de l’hypocrisie de cette excuse, c’est que le peuple haïtien, jugé incapable d’élire ses représentants au Corps Législatif, a été estimé capable, en 1918, de voter une constitution et, en 1928, de ratifier des amendements à cette constitution portant sur des points extrêmement délicats de droit public. Ce peuple, que son prétendu analphabétisme rend incapable de choisir dans son sein des législateurs, est considéré comme apte à être législateur lui-même. C’est la logique d’un enfant de sept ans…

Sait-on que ce Patrick Henry, dont j’ai rapporté le mot fameux au Congrès de Richmond, fut lui-même considéré comme un illettré, bien qu’il devienne, à l’indépendance des États-Unis, gouverneur de l’État de Virginie ? Voilà un homme à qui le général Russell aurait certainement refusé le droit de vote et de citoyenneté. (Voir Patrick Henry, par Tyler, dans la collection American Statesmen, p. 10.)

Ceux qui veulent savoir ce qu’est la misère dans les pays européens, feront bien de lire, entre beaucoup d’autres, le livre de Jack London, Au Fond de l’Abîme, les récentes chroniques de M. Georges Le Fèvre, dans Le Journal, sur la vie dans l’East End londonien, les articles de M. Henry D. Davray (Le Temps, de Paris, 10 Avril 1929) sur le chômage dans le Pays de Galles. La misère horrible décrite par ces écrivains est inconnue en Haïti. Personne n’a encore parlé, ni dans le parti conservateur ni dans le parti libéral, de retirer à ces Anglais misérables leur droit de vote. Et cependant ceux-ci vont grossir les rangs du parti travailliste et viennent d’assurer le retour au pouvoir de Ramsay Mac Donald.

[18]   V. Haïti Heureuse, tome II, page 165.

[19]   La question économique sera amplement discutée dans le 3eme  volume d’Haïti Heureuse.

[20]   Je  ne peux consciencieusement porter aucun jugement sur ces « experts ». Il est possible que parmi eux se trouvent des hommes de valeur. Mais qui nous le garantit ? J’ai d’autant plus de raison de me méfier que je sais l’importance du « patronage » aux États-Unis. Voici une note du New-York Times du 28 Avril (section 1, page 19) qui vient singulièrement justifier ma méfiance. Le grand journal new-yorkais annonce en effet que la « National Civil Service Reform League » a envoyé une protestation aux comités d’agriculture du Sénat et de la Chambre contre la nomination de soi-disant experts (so-called experts) à employer par le Fédéral Farm Board sans les conditions d’examens requises sous la juridiction de la Commission du Service Civil ».

Je continue la citation en anglais pour que l’on ne m’accuse d’exagération : « The protest asserts that not infrequently the government departments employ clerks and « glorifîed » office boys and messengers under the title of « experts », and cites the investigation of the Veteran’s Bureau in 1924 in which it was found that large numbers of persons with no conceivable [57] right to the designation of expert had been appointed to positions for which they were entirely unfitted ».

Si de simples employés d’administration, des garçons ou facteurs de bureau sont ainsi élevés à la dignité d’experts pour servir aux États-Unis même, qu’est ce que cela doit être, mon Dieu, pour Haïti ! M. René Richard parle, dans le numéro de Mai 1929 de la Revue de l’Amérique latine, du conflit violent « survenu entre les experts nord-américains, MM. Tompkins et Edwards, et le ministre des finances de l’Equateur. Celui-ci s’est plaint de l’incapacité des techniciens que lui avait envoyés Washington. La nullité du surintendant offert à l’Equateur était inimaginable.

Il a fallu demander à la Cour Suprême la résiliation de son engagement, ainsi que de celui du contrôleur général Edwards. Cela met fin à la mission financière nord-américaine en Équateur ».

L’Équateur, État encore indépendant, a pu renvoyer ces experts incompétents. En 1918, l’incapable Ruan se trouva en conflit avec M. Borno, ministre des finances : c’est M. Borno qui fut brisé.

[21]   Mémoire au Président d’Haïti p. 6. – Imp. Marc Jabouin, aux Cayes.

[22]   Pendant le mois de Mars 1929, le Service des Contributions a fermé trente sept (37) guildives sur les quarante (40) de la commune de Quartier-Morin en enlevant les chapiteaux des alambics chez les distillateurs qui n’ont pas exécuté les transformations exigées. (La Petite Revue, Ier  Mai 1929).

[23]   The correspondents of the Associated Press and the United Press in Haiti are officers of the marines, answerable to their superior officers (and therefore to Uncle Sam) for any news they transmit. – Silas Bent, Harpers Magazine, Sept, 1928.

[24]   « In conséquence of the annual reports of Gen. John H. Russell, the American High Commissioner to Haïti, and a press bureau, the American people have the notion that Haiti is prospering under the Americoccupation. Nothing could be further from the truth.  I have spent six years in the United States Légation at Port-au-Prince and have been   in a position to study minutely the trend of affairs in that unhappy republic. When I left there a few days ago misery prevailed every where. If the purpose of the occupation of Haiti by the armed forces of the United States was to crush the spirits of a free and sovereign people and reduce them to a dependent state that purpose has been brilliantly achieved. When I went to Haiti six years ago I found a cheerful, light hearted people, hopeful of the future. They had confidence in the pledged word of the Americans to remit to them their native soil at the expiration of the treaty. They believed that to Americans had come into their midst with the high and disinterested purpose of helping them to rise to higher levels, politically and economically. To day that confidence has gone and in its place hâve come bitter disappoinimenî and despair. If seems that many Americans the Government has sent down to Haiti look with disfavor and contempt upon the cultural side of the Haitians. Perhaps this attitude springs from the fact that in education and refinement of manners, as well as in personal appearance, the Haitian society is immeasurably superior to anything this brand of Americans has exhibited here ».

[25]   « … If you suffer embarrassment later, it will not be with us but with you Haitian friends, for although you may be invited to their clubs and entertained delightfully if they like you personnaly, you cannot reciprocate by inviting them to our club – not even the president of the Republic. Amusing isn’t it ? » Paroles de M. Christian Gross, chargé d’affaires américain, à M. Seabrook The Magic Island, p. 129.

[26]   Ioakum and Yerkes : Army mental Tests, N. Y, 1920.

[27]   V. H. H. tome II page 82.

[28]   Pour avoir voulu contrôler les comptes des Services américains d’Haïti, le docteur Millspaugh, conseiller financier américain, fut mis dans la nécessité de donner sa démission par le Département d’État lui-même, sur la plainte du haut commissaire américain… Les journaux des États-Unis rapportent que le Secrétaire d’État Kellogg refusa de recevoir M. Millspaugh, en disant qu’il était suffisamment renseigné sur la situation en Haïti et qu’il n ‘avait rien à apprendre de ce fonctionnaire démissionné… Le Département d’État ferme ses portes à la vérité.

[29]   « In the past years there has been corruption participated in by individual officials and members of parties in national, State and municipal affairs. Too often this corruption has been viewed with indifférence by a great number of our people. It would seem unnecessary to state the elemental requirement that government must inspire confidence not only in its ability but in is integrity. Dishonesty in government, whether national, State or municipal is a double wrong. It is treason to the State. It is destructive of self-government. Government in the United States rests not only upon the governed but upon the conscience of the nation. Government weakens the moment that integrity is even doubted ».

[30]   Comment la nation haïtienne pourrait-elle avoir confiance dans l’intégrité de l’administration américaine ou du gouvernement haïtien quand elle n’a aucun moyen de contrôler leurs actes ? Ce doute légitime fait leur faiblesse. Les Haïtiens pensent, non sans quelque apparence de raison, que si les Américains ne veulent ni rétablir l’institution de contrôle prévue par la Constitution de 1918 ni restaurer les Chambres législatives, c’est qu’ils ont beaucoup de choses à cacher.

I remember even now with a shoulder the wild statement of a young well-to-do sugar-cane power who declared that his method of setting the Occupation was inoculation with yellow-fever germs. Was he drunk or crazy ? I do not know, but I do know that he typifies the latent, dormant, seething, thoughpo- [Le texte de la note de bas de page se termine ici, incomplet. JMT.]

[31]   Dans Occupied Haïti on lit, page 136. « The Treaty with Haiti puts most of the functions of the government of the Republic under the control of the Occupation, but the United States, as Americans in Haiti said to us with no sense of any irony in their words, « forgot justice and education ». It is a common opinion among members of the Occupation that this was a mistake, and that control of the armed forces, of all receipts and ail expenditures, of legislation, of the public services of agriculture, health, labor and public works ought to be rounded out with control of the judiciary and the schools ».

Le contrôle de la justice haïtienne par l’Occupation militaire américaine a été obtenu par les amendements constitutionnels de 1928. Peu à peu, l’instruction publique passe aux mains des Américains ; peu à peu, le directeur du Service Technique d’Agriculture devient ce technical adviser en éducation que le gouvernement avait patriotiquement repoussée en 1921. Il a en mains déjà l’enseignement professionnel et l’enseignement primaire rural ; il s’empare en ce moment même de renseignement primaire urbain. J’ai signalé, à la page 304, la menace que comportait un discours du ministre de l’instruction publique annonçant que des écoles primaires-types allaient être créées avec le concours du Service Technique. De son côté, le Service Technique a publié, dans le bulletin de Février 1929 du Conseiller financier, une note disant que dix écoles industrielles, pour lesquelles a été voté un crédit extraordinaire de 3 millions de gourdes, seront créées à Port-au-Prince en vue de remplacer 39 écoles primaires de la capitale. Et cela continuera dans toute la République. Tout le monde sait qu’aucun fonctionnaire haïtien n’exerce la moindre autorité ni la moindre surveillance sur les écoles dirigées par le Service Technique américain ! L’éducation des petits Haïtiens remise aux mains des conquérants étrangers : y a-t-il un danger national plus grand que celui-là ?… M Lucien Romier, étudiant dans l’Homme Nouveau (Hachette) les sentiments de nation et de race, signale « la tendance générale à l’initiative, au contrôle et à l’intervention étatistes en matière scolaire, – tendance qui ne peut aboutir qu’à former dans chaque peuple un pli d’esprit distinct de celui de l’étranger ». Il constate particulièrement que les États-Unis « impriment leur marque sur l’enseignement ; aussi voit-on croître une sorte de nationalisme américain même parmi les immigrés de fraîche date ». On veut donc créer un « nationalisme yankee » parmi les jeunes Haïtiens!…

[32]   We cannot do without the United State. But, on the other and, the United States also has need of us. Its industrial productions are increasing prodigiously from day to day and demand each day a more extensive market. But extension of market does not signify territorial extension. The richer our populations are, the greater will be their capacity to buy, and the grater will be their consumption of North [86] American goods.  Consequently, the United States is interested in the highest degree in the increase of the production of our countries and in the possibility of our goods being placed in the most favorable conditions abroad ; it is in this fashion that we shall constitute for our powerful neighbor a strong body of customers with a considerable capacity of absorption. What is necessary, then, for our countries to do in order to bring to the highest point their power of buying and absorption ? Let them fïnd the necessary capital to improve their marvelous agricultural, industrial, and mineral resources. What country can best put this capital at their disposai ? The  United States… Crédit -in the etymological sense of the word -is synonymous with confidence : confidence on the part of the lender that his money will be advantageously employed, and that he will be reimbursed ; confidence on the part of the borrower that the lender harbors no mental reservation to forestall, no idea of conquest, no thought contrary to his most essential interests. It is this confidence that we must establish on the solid basis of international justice and equality of the States to the end that the political and economic relations between the twenty-one sovereign republics of America may be cordial and advantageous for them all. – Third Pan American Commercial    Conférence, 1927, Proceedings, p. 11, 63, 173. – Washington.

[33]   M. Hoover a entendu quelques unes de ces voix indépendantes. Le Président de l’Équateur lui a dit : « …pour que la solidarité internationale soit efficace et vraie, pour que son ancien ait la vitalité créatrice, il faut qu’elle soit fondée sur le respect scrupuleux des droits de tous les États, sur la reconnaissance expresse de l’absolue égalité juridique dans tous les États, sur la proclamation effective de l’empire sans restriction de la justice et du Droit ». Et le Président élu des États-Unis avait répondu : « la démocratie est plus qu’une forme d’organisation politique, mais bien une foi humaine. La vraie démocratie n’est pas et ne peut être impérialiste… ». À une demande très nette de  M. Irigoyen concernant la politique d’intervention des États-Unis, M. Hoover aurait répondu au président de l’Argentine… « Nous sommes intervenus dans certains pays non pour protéger des intérêts économiques, mais pour défendre la vie de nos concitoyens…La politique interventionniste est importante aux États-Unis…Cette politique a cessé et jamais plus, dans l’avenir, le gouvernement américain n’interviendra dans l’existence intérieure des autres pays par respect pour leur souveraineté et en reconnaissance de leur droit entier à conduire leurs propres destins ».

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Dantès Louis Bellegarde
Dantès Louis Bellegarde

Dantès Louis Bellegarde était un écrivain, diplomate et intellectuel haïtien important du début du 20e siècle. Il est né en 1877 à Port-au-Prince, Haïti, et est décédé en 1966. Bellegarde a eu une carrière très diversifiée en tant qu'éducateur, diplomate, journaliste et écrivain. Il a occupé plusieurs postes diplomatiques importants, notamment comme ambassadeur d'Haïti aux États-Unis. En tant qu'intellectuel, il a beaucoup écrit sur l'histoire et la culture haïtiennes, ainsi que sur les questions politiques et sociales de son époque. Parmi ses œuvres notables, on peut citer "La résistance haïtienne" et "Pour une Haïti heureuse". Bellegarde était un fervent défenseur de l'indépendance et de la souveraineté d'Haïti, et il a souvent critiqué l'intervention étrangère dans les affaires haïtiennes. Il a également joué un rôle important dans le développement du système éducatif haïtien. Bellegarde est considéré comme l'un des intellectuels haïtiens les plus influents de la première moitié du 20e siècle.

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Liv Ayisyen
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